Cecil Dijoux, suivez le coach lean & agile !
J’ai eu la chance de croiser le chemin de Cecil Dijoux. De nombreuses personnes le connaissent au travers de son blog HyperTextual, mais aujourd’hui il est sur En Route pour l’Innovation.
Échangeons avec lui !
Où avez-vous grandi ?
Oh mon dieu (rires) ! Je suis né dans le nord est de la France (St Dizier) puis suis parti très vite aux Antilles : j’ai ainsi passé mon enfance à la Martinique où mon père enseignant avait été muté. J’y suis resté jusqu’en 81, moment auquel ma famille s’est installée à Nice. J’y ai passé les pénibles années de lycée et obtenu mon DUT en 1988.
Dites- moi en plus sur votre parcours.
J’ai aussitôt commencé à travailler au Centre d’Etudes et Recherche d’IBM La Gaude. Tout de suite dans une grande organisation, un cadre international, un secteur innovant (les contrôleurs de communication). En 1992 j’ai rejoint Amadeus à Sophia Antipolis où j’ai développé une expertise sur les systèmes d’information des compagnies aériennes ce qui m’a ensuite permis de très bien vivre, aux quatre coins de l’Europe (Londres, Lille puis Zürich) en restant dans le monde du gros système IBM.
Et il y a eu cette rupture brutale le 11 Septembre 2001 : d’un seul coup, mes compétences professionnelles ne valaient plus rien sur le marché de l’emploi. Le 12 Septembre a été une date clef dans ma carrière : j’ai démarré une auto-formation sur toutes les technologies du net autour du langage Java. Je me suis depuis placé dans une logique d’apprentissage permanent, ayant pris conscience de façon brutale que dans notre monde une compétence peut du jour au lendemain devenir caduque. Si j’ai réussi à bien négocier ce virage dans ma carrière c’est surtout parce qu’il y avait de très nombreuses communautés en ligne, le Javaranch de Kathy Sierra etc … C’est ainsi que j’ai découvert la puissance du monde 2.0 pour l’apprentissage : une vraie révélation.
Aujourd’hui où vivez-vous ? Quelle est votre profession ?
Après près de 10 ans à l’étranger et un diplôme d’ingénieur d’état obtenu avec la VAE (Validation des Acquis de l’Experience) à l’INSA Toulouse, je suis rentré en France en 2004 avec ma famille pour rejoindre une start-up Bordelaise : In Fusio.
Là cela a été un autre choc : une pure culture geek, des méthodes à la productivité incroyable (le monde de l’agile). Malheureusement, l’aventure a tourné court. La start-up a coulé et j’ai rejoint l’éditeur logiciel Lectra comme responsable d’études en 2007. Après 6 ans de bons et loyaux et service et après 25 ans dans l’opérationnel IT j’ai décidé cet été de rejoindre Operae Partners : je suis maintenant Coach Lean IT au sein de ce cabinet.
Pourquoi avoir lancé HyperTextual ?
J’ai toujours aimé lire et écrire. Surtout, j’ai découvert le monde 2.0 et la facilité avec laquelle cela m’a permis de rebondir professionnellement en 2001 m’a fasciné. Puis j’ai découvert la culture start-up et les méthodes agiles en 2004.
Après avoir exercé dans ces différentes organisations, différents pays, différentes industries, je me posais cette question : pourquoi y a-t-il tant de différences entre les cultures de différentes organisations faisant le même métier, c’est à dire dans mon cas, “produire du logiciel” ? Comment expliquer cela ? Et pourquoi n’utilisons nous pas de méthodes plus performantes lorsque l’on se confronte encore et toujours aux mêmes problèmes ? Cette réflexion a été le moteur d’hypertextual. Après quelques années de tâtonnements (2007-2009), #hypertextual a trouvé sa voix et son public lorsque je me suis intéressé de très près au monde de l’Entreprise 2.0, ce qui me semblait être la suite logique des méthodes Agiles et de la culture start-up. Cela m’a amené au monde du management en général et au Lean en particulier aujourd’hui.
Au delà de cela, #hypertextual joue aussi le rôle de référentiel ouvert et collaboratif de mon apprentissage permanent. Cela me permet de capturer la connaissance acquise à travers des revues d’ouvrages, des entretiens, et des conversations.
J’ai remarqué que vous faites la moité de vos billets en anglais, l’autre en francais. Pourquoi ce choix ?
Cela vient de mes lectures. Je suis un lecteur compulsif dès lors que le sujet traité coïncide avec mes questionnements. Si la lecture (livre, billet de blog, article, etc …) est en anglais, ma réflexion le sera aussi. Et puis la dimension internationale est fondamentale dans mon identité professionnelle : n’écrire que dans une seule langue aurait à mon sens trahi cet élément essentiel pour moi.
De nombreux managers lisent ce blog. Souvent une question revient : comment faire pour déclenchez l’innovation ? Comment “rendre” mes collaborateurs innovants ?
La meilleure réponse que je vois à cette question a été donnée par Gary Hamel dans The Future of Management (voir la revue #hypertextual de cet ouvrage majeur): si vous voulez manager l’innovation, innovez dans votre management.
Il y a pléthores d’études qui convergent sur ce point : on ne peut pas forcer les personnes à être productives et innovantes, on ne peut que les mettre dans un contexte qui sera favorable à l’innovation. Ce n’est que le prolongement de la réflexion sur le management de la motivation. Il faut aussi s’accorder sur ce qu’est l’innovation. J’ai travaillé pour des organisations pour lesquelles l’innovation consistait à intégrer des nouveaux outils, des nouvelles technologies ou mettre à jour de nouvelles versions de logiciel, une approche très R&D et très française qui est très réductrice.
Autre élément essentiel : il faut combattre les idées reçues ! A ce titre l’ouvrage de Scott Berkun (Myths of Innovation) est un ouvrage éclairant et précieux.
Google et d’autres entreprises de la Silicon Valley, sont célèbres pour leur politique des “20%”. Qu’en pensez vous ?
Il y a plusieurs lectures à cela. La première est effectivement de donner du temps aux personnes pour qu’elles puissent porter des projets qui leurs sont chers. Ça, tout le monde peut le faire. Mais comment s’assurer que cela corresponde à la vision de l’entreprise ? Que cette innovation apporte de la valeur ? Il faut faire attention à ce que cette proposition ne devienne pas démagogique.
Mais alors comment faire pour libérer les salariés sans sombrer dans la démagogie ?
L’approche de WL Gore est à mon sens tout autant intéressante et ils font cela depuis bien plus longtemps. Gore est une entreprise industrielle admirable, créée par un ancien ingénieur de chez DuPont qui, après la lecture de The Human Side of The Enterprise de Douglas McGregor, a décidé de créer une organisation dans laquelle tout ce qu’il détestait dans les autres organisations (bureaucratie, entourloupes politiques) serait proscrit. L’objectif étant de laisser tout l’espace aux équipes pour être innovantes. A ce titre, il n’y a pas de managers chez Gore, juste des Leaders qui le deviennent parce que leur projet et leadership attirent des équipes qui vont le suivre dans son initiative. Je vous invite à voir cette vidéo de Terry Kelly la CEO qui présente son organisation. (Note de Laurent : où mon billet en français sur WL Gore !)
Par ailleurs, la grosse question que je me pose au sujet de Google : sont-ils excellents parce qu’ils n’embauchent que des gens super brillants (PhD etc …) ou parce qu’ils ont de bons processus ? Régis Médina a posé cette question au dernier Lean IT Summit. Je ne sais pas répondre et je pense qu’il y a un vrai risque d’adopter les méthodes de Google avec des personnes qui sont justes normales (et je me mets dans cette catégorie ayant travaillé avec des développeurs super brillants et ayant constaté l’abîme qui nous séparait).
Et Google, selon vous, se situerait dans quel camp ?
D’après Tom & Mary Poppendieck, deux auteurs reconnus du lean management dans le logiciel, Google utilise la règle du 20% pour désengorger leurs processus de développement.
En limitant l’encours (et travaillant à 80%) on obtiendra un système plus efficace qu’un système où tout le monde travaille à 100%. Après je ne sais pas ce que cela donne au niveau opérationnel….D’ailleurs, je ne suis même pas sûr que Google continue avec cette approche, j’ai cru lire des news contradictoires à ce sujet.
Tout à fait ! Comme le souligne certains en France, les grandes sociétés américaines s’organisent d’une façon radicalement différente. Ne croyez-vous pas que l’Europe souffre de l'absence de cette culture ?
Pour dire les choses crûment : notre culture-organisationnelle.fr est un très sérieux handicap au 21ème siècle. On a le sentiment que les américains font des organisations pour faire du business alors que nous c’est l’inverse : le business est juste une excuse pour faire des organisations. Cela provient certainement de notre culture Jacobine (ultra-centralisation) et Colbertiste (culture des grands travaux).
Dans une économie comme celle du 21ème siècle, où les changements se font de façon radicale, où les avantages concurrentiels ne durent plus très longtemps, nous avons besoin de petites entreprises agiles qui savent s’adapter et pas de gros mastodontes organisationnels à l’aune de la hiérarchie desquelles chacun peut mesurer sa réussite professionnelle.
Pour utiliser une métaphore liée au transport, si l’économie au 20ème siècle était une autoroute, celle du 21ème siècle est une métropole à l’heure de pointe. Dans la première les camions étaient les bons outils, dans la seconde il faut des vélos. Contrairement aux économies qui réussissent aujourd’hui (je pense à l’Europe du nord) nous n’avons que très peu de PME agiles et innovantes (les vélos). Nous avons surtout de gros camions incapables de changer de cap et complètement bloqués dans les embouteillages, ou pour être plus précis, nous avons une politique industrielle pour favoriser ces gros camions.
Richard Florida est célèbre pour ses thèses à propos de la “Créative Class” et l'émergence de travailleurs dont la matière première est le savoir (professeur, architecte, entrepreneur, ingénieur). Comment analysez-vous cette tendance ?
Cela me semble être un prolongement intéressant au concept de Knowledge Worker de Peter Drucker. Le bouquin de Florida est passionnant mais il y a là encore un risque démagogique selon lequel nous serions tous créatifs.
D’une part, je n’en suis pas sûr ! Et pour dire la vérité je pense même qu’en France nous sommes plutôt mauvais dans ce domaine. Je vous renvoie à ce sujet aux travaux très éclairants de Peter Gumbel (voir l’interview donnée à #hypertextual) ainsi qu’au rapport sur l’innovation commandité par Christine Lagarde pour des données plus chiffrées et ce résultat inconfortable : aucune entreprise française par les 50 plus innovantes.
D’autre part ce qui me gêne dans cette approche, et qu’a très bien souligné Matthew Crawford dans Eloge du Carburateur (probablement l’ouvrage le plus important que j’ai lu sur le sens du travail), c’est qu’en faisant primer la créativité dans les activités professionnelles, on en oublie d’autres essentielles tels le goût du travail bien fait ou le sens de l’observation, deux qualités au cœur de la démarche Lean.
Aujourd’hui avec les outils numériques, nous sommes tous “créatifs” mais cette “créativité” a-t-elle de la valeur ? Résout-elle des problèmes ? Je ne sais pas. Il faut être vigilant à ce que la “créativité” ne devienne pas une excuse pour nous refourguer de la technologie dont la maîtrise flatterait notre égo.
Il y a beaucoup d’entreprises qui voudraient se muer en “société innovante”... Quel conseil leur donneriez-vous ?
La première chose est de comprendre de quoi l’on parle. J’ai fait pas mal de recherches sur le sujet pour mieux le circonscrire (cf article #hypertextual).
Ensuite, ce que je recommanderais à un dirigeant d’entreprise qui veut voir son entreprise devenir innovante est d’aller sur le Gemba comme on dit dans le Lean : aller sur le terrain là où la valeur est créée. Tout d’abord, aller voir le client pour s’assurer que l’on comprend bien les problèmes qu’il rencontre au quotidien. Et puis, aller voir ses équipes, les observer, les écouter, comprendre ce qui les empêche de bien travailler. Et là, je ne recommande pas d’aller rencontrer leurs managers qui vont vous présenter du slideware avec des processus bien pensés, ni d’aller éplucher les kilotonnes de reporting. L’idée est de rencontrer et de discuter avec les personnes, ceux qui produisent de la valeur, là où la valeur est produite. Ces personnes sont-elles mises dans le meilleur contexte ? Comprennent-elles comment leur contribution aide à résoudre les problèmes du client ? Savent-elles si ce qu’elles font est de qualité ? Laisse-t-on de l’espace pour l’innovation ? Dans les processus ? Dans les produits ? On s’imagine souvent que l’innovation ce sont des grandes idées, de grands principes, des technologies d’avant garde super compliquées et tout mais c’est avant tout l’identification d’un problème pour définir la meilleure solution pour résoudre ce problème.
On retrouve très souvent cette corrélation entre les problèmes et l’innovation dans la culture start-up chez des gens comme David Heinemeier Hansson ou Paul Graham. Là encore, on touche au coeur du Lean.
Ensuite, ce serait d’essayer de nombreuses choses les unes après les autres et de mesurer rigoureusement leur résultat : c’est l’approche Lean Start-up. Cela nécessite d’avoir un niveau d’obstacles bureaucratiques très réduit pour pouvoir essayer rapidement et voir tout de suite si l’on est sur quelque chose d’intéressant ou pas. On nous parle toujours des belles histoires de l’innovation en parlant des solutions qui ont marché et qui rétrospectivement semblent évidentes. Il faudrait aussi que l’on nous parle de toutes les initiatives qui se sont avérées infructueuses et qui ont amené à la bonne solution. Multiplier les essais sur des différentes idées est en ce sens essentiel.
La troisième serait de créer un espace grâce auquel des personnes à des postes différents, ayant des perspectives différentes sur un même problème client, peuvent échanger pour enrichir leur perspective et faire advenir l’innovation. Ce que dit Edgar Schein : démultiplier les canaux de communication pour tisser un réseau communicationnel fertile au sein de l’organisation. C’est l’approche des liens faibles et de l’entreprise 2.0.
Dernier point : transformer notre vision des problèmes. Ne plus les voir comme un prétexte pour abattre le responsable mais plutôt comme une source d’enseignement : OK on s’est trompé mais on a au moins essayé. Et qu’avons-nous appris ? La nature de la réaction d’une organisation lorsqu’un problème survient est un bon indicateur de sa capacité à innover. Si on se fait descendre lorsqu’on est en échec suite à un essai, cela ne va pas inciter à être très innovant. A l’opposé, si un problème ou une erreur est vécu comme une source d'apprentissage (sauf si bien sûr cela fait 5 fois qu’on l’a fait), là on va commencer à dessiner les contours d’une organisation où on peut innover.
Très souvent, je constate des exécutifs qui se désolent : “nos équipes sont incapables d’être innovantes”. Le problème c’est que ce faisant, ces exécutifs constatent le problème de l’extérieur et s’en excluent, alors qu’ils en font partie intégrante.
En même temps, il ne s’agit là que de recommandations d’un blogger. Je serais par exemple très intéressé de connaître le processus de développement produit de Décathlon, entreprise française de grande distribution que je trouve très innovante, avec de l’innovation qui touche le grand public au quotidien.
Nous sommes tous les deux des grands consommateurs de livres sur le management et l’innovation (voir la liste des livres recommandés) . Quel livre recommanderiez-vous à mes lecteurs ?
La liste de votre blog est déjà très complète ! Je rajouterais comme évoqué ci dessus The Myths of Innovation de Scott Berkun, The Future of Management de Gary Hamel, The Kowing Doing Gap de Sutton et Pfeiffer, l’avenir du Management de Peter Drucker, Liberté et Compagnie de Isaac Getz.
Le management étant une science sociale, je suis convaincu qu’il y a une corrélation étroite entre la dimension vertueuse du management et les résultats obtenus (le principe de WL Gore expliqué par Terry Kelly : Ethical standards minimize business risks) ; aussi l’ouvrage le plus important selon moi est-il probablement le Petit Traité des Grandes Vertus d’André Comte Sponville.
Merci beaucoup pour cette interview !
Cecil Dijoux est Coach Lean IT à Operae Partners. Il est aussi blogger sur #hypertextual (un article cité par le nytimes.com), conférencier (USI 2012, Social Business Forum Milan 2012, Master Class Entreprise 2.0 à la Commission Européenne ou à l’INSEP) et auteur de #hyperchange : petit guide sur la conduite du changement dans l’économie de la connaissance. Après 25 ans dans l’opérationnel et de longues réflexions sur le management Cecil est aujourd’hui convaincu que le Lean est le mode de management le plus pertinent au 21ème siècle. En permettant de développer les équipes à travers la résolution rigoureuse de problème, le Lean permet de créer des organisations résilientes et engagées avec la satisfaction du client comme objectif. Dans ce cadre, Cecil accompagne les équipes et les managers IT pour les aider à créer un environnement dans lequel la direction de l’organisation, l’équipe et le client sont tous gagnants.
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